Nampo
– Pyongyang
29
novembre 2013
Antoine,
le Québécois avec qui je partage ma chambre, n'est pas rentré de
la nuit. Je me suis dit que la soirée s'est soit très bien terminée
pour lui, soit très mal terminée. Peut-être étais-je
si profondément endormi que je ne l'ai pas entendu rentrer mais non,
au réveil, j'ai trouvé le lit voisin fait, inutilisé. Je me suis
réveillé tôt pour faire couler l'eau au moins vingt minutes afin
qu'elle soit chaude. Ce n'est qu'après la douche, alors que je me
brossais les dents en regardant pensivement à travers la fenêtre, en
me demandant si j'aurais l'occasion de prendre des photos
intéressantes dans le coin, que je vois Antoine qui me fait de grands
signes depuis en bas. Il m'a expliqué que la porte du bas de notre
maison, où se trouvent trois appartements, était fermée à clef et
qu'il n'avait pas pu rentrer, car il n'y avait qu'une seule clef pour
les trois appartements. Mon voisin qui descendait à ce moment-là
s'est d'ailleurs retrouvé bloqué car la porte ne s'ouvrait pas non
plus de l'intérieur. Il a dû récupérer la clef chez notre autre
voisine, détentrice de l'unique clé du pavillon, et Antoine a pu rentrer et se préparer. Il a dormi par
terre dans la chambre de camarades australiens qui faisaient encore
la fête quand il est parti. Heureusement que je n'ai pas entendu plus tôt l'histoire d'un autre camarade qui a raconté au petit déjeuner qu'il avait entendu des coups de feu pendant la nuit.
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Statue du cher leader prodiguant ses conseils éclairés sur l'agriculture à la brave population paysanne |
De
Nampo, on n'aura vu que le grand barrage et les baraques de notre
sanatorium. Mais au moins, depuis notre autobus, on aura eu
l'impression de visiter une région isolée de la Corée du Nord, en
roulant sur une toute petite route pavée sinueuse et extrêmement
cahoteuse, traversant de grands espaces vallonnés de champs jaunes
et des forêts, en passant à bonne distance de villages de maisons individuelles
identiques bien rangées aux toits recourbés.
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Campagne et village de Corée du Nord |
Notre
premier arrêt : une ferme collective où nous avons commencé
par nous incliner devant une statue de Kim Il-sung, exercice désormais banal et quasi mécanique. Nos
accompagnateurs occidentaux ont déposé en notre nom des fleurs
devant la statue. Ensuite, nous avons visité l'école de la ferme,
où les petits enfants sont placés en pension pendant dix jours
pendant que leurs parents s'échinent aux champs. Dans la première classe, une
vingtaine d'enfants, âgés de six ans mais semblant beaucoup plus
jeunes, s'entraînaient à écrire. Jusque là, le plus gênant,
c'est qu'on rentrait dans la salle regarder des petits enfants
nord-coréens apprendre à écrire comme on va au zoo voir les pandas copuler.
Ils devaient se donner en spectacle et nos guides parlaient à voix
haute dans la classe sans aucun ménagement pour la concentration des
enfants. Dans la seconde classe, des enfants pas tellement plus
grands apprenaient la vie et l’œuvre de Kim Il-sung et de Kim Jong-il sous la tendre férule d'une
maîtresse émue qui faisait réciter aux enfants les hauts-faits du
grand leader. Ça devenait un peu plus folklo.
En montant dans les
étages, nous avons pu constater que les enfants nord-coréens
étudiaient dans des conditions pas très différentes des nôtres :
les murs étaient colorés et décorés de dessins enfantins
représentant des petits lapins, des petits champignons, des petites
fleurs, des petits pistolets... des petits pistolets ? Oui, et
des petits tanks, des petits avions aux couleurs de la RPDC lâchant
des bombes et des petits enfants coréens tuant des petits enfants
soldats des États-Unis. Glaçant. Comme si cela ne
suffisait pas, les petits élèves pouvaient admirer une série de
dessins ressemblant à des photos représentant les tortures
infligées par des soldats des États-Unis à de braves patriotes nord-coréens. Nous avons eu là la vision la plus dérangeante de
notre voyage. Le culte de la personnalité, c'est une chose, mais la
façon dont le régime conditionne les petits esprits à haïr un
ennemi désigné fout un peu les chocottes.
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Militarisation des petits esprits dans une école de Corée du Nord |
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C'est pas bien de copier |
Dans la dernière salle,
enfin, les enfants nous ont donné un petit spectacle de danse, la
maîtresse au piano. Bien coordonnés, ils ont enchaîné des
exercices physiques en chantant en chœur, exécutant des rondes et jeux de mains (mais pas de vilains)
entre eux. C'est à ce moment qu'ils sont venus nous faire participer
à taper dans les mains, exercice pour lequel, comme la veille, ne
connaissant pas la chorégraphie, nous avions l'air bien maladroits.
Mais c'était rigolo. Les pauvres petits devaient être complètement
intimidés de devoir faire un spectacle avec de grands Occidentaux
habillés bizarrement et pas coiffés selon les quinze styles
capillaires autorisés. Ils ont terminé leur performance par un jeu de pogo
unijambiste : les enfants se mettent en rond, la maîtresse en
choisit deux, le cercle se resserre, puis les deux combattants se
prennent un pied avec les mains en le tenant devant la cuisse, puis,
sautant à cloche-pied, ils se bousculent avec l'épaule jusqu'à ce
que l'un deux perde l'équilibre. Le cercle d'enfants crie des
encouragements sous nos yeux à la fois amusés par le spectacle et
ébahis par tant de violence. Avant de repartir, nous avons encore vu
une répétition d'un spectacle musical – même genre que la veille
à l'école secondaire mais avec des adultes en doudoune – dans la
salle des fêtes de la coopérative pas chauffée. Nous nous
demandions comment ils pouvaient jouer de leurs instruments en ayant
les doigts gelés.
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Gymnastique matinale dans l'école d'une ferme collective |
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Paysage collectiviste et cyclable de Corée du Nord |
Sur
ces réflexions notre bus nous a emmenés visiter une usine
d'embouteillage d'eau gazeuse, où nous avons eu droit à une
dégustation gratuite. Très bonne eau naturellement gazeuse dont
nous avons vu la source et dont la composition et la qualité ont été
certifiées par un institut suisse. Si c'est pas une référence,
ça ! Malheureusement, en raison d'une coupure de courant,
l'usine ne fonctionnait pas mais nous avons quand même eu droit aux
explications du guide local. Sur une idée de génie d'Antoine et
inspirés par le site « Kim Jong-il looking at things »,
qui représente le cher leader disparu en 2011 en train de regarder
avec la plus grande concentration grave un boulon, un livre, un
biscuit, etc. derrière ses lunettes teintées, je me suis fait
prendre en photo dans l'usine dans une position similaire. Le
résultat est amusant mais il aurait pu être hilarant si
d'autres camarades avaient joué le jeu et s'étaient placés
derrière moi en train de me regarder avec admiration et respect ou
en train de prendre des notes.
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Le leader barbu en visite dans une usine d'embouteillage d'eau de source |
Nous
sommes retournés vers Pyongyang pour nous arrêter à la modeste
ferme où serait né Kim Il-sung. Au-delà du grand moment de
mystification, cela a été un intéressante occasion de découvrir
le mode de vie paysan traditionnel coréen. La visite n'a pas été
très longue, et c'est tant mieux, car elle se déroulait en extérieur et
il faisait froid, quoique l'aimable soleil de novembre fût agréable. En retournant au bus, j'ai échangé quelques mots
avec l'une de nos guides, une sympathique et souriante jeune femme de
27 ans, ai-je appris, qui m'a demandé ce que nous pensions en
Occident de Kim Jong-un, le dirigeant actuel. Avant d'aller en Corée
du Nord, on nous avait bien recommandé de ne pas aborder les questions de
politique avec les locaux, ce qui relève du bon sens, selon moi, et là je me suis retrouvé dans une position où
j'étais contraint de donner une réponse qui ne soit pas offensante
pour mon interlocutrice, qui tenait certainement son grand leader en
très haute estime (normal, il est grand). « Euh, il est considéré comme plus
ouvert », ai-je dit sans m'étaler. Puis j'ai changé de sujet
et la question n'a plus été abordée.
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Maison natale de Kim Il-sung |
À
l'heure de manger, Antoine, souffrant d'une pénible nuit due à une porte fermée à clef, est resté dans le bus pour dormir et moi
je suis allé prendre un énième repas royal avec quatre ou cinq
plats que j'ai à peine touchés car je ne me sentais pas bien. Je
ne pense pas que j'avais la gueule de bois mais plutôt que j'avais
chopé un virus ou quelque chose. Je ne pouvais rien avaler. J'avais
froid. J'étais éteint. Peut-être qu'un bon bain aux eaux
bénéfiques de Nampo m'auraient aidé. Je suis retourné dans le bus
avant la fin du repas pour fermer les yeux et essayer de dormir un
instant.
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Panorama urbain à Pyongyang |
Plus
la journée avançait et plus je me sentais mal. Fatigué,
courbaturé, frigorifié, j'ai visité avec le groupe une grande
bibliothèque monumentale où les Pyongyanguois et Pyongyanguiennes
viennent s'instruire, et même en plusieurs langues. Bien sûr, toute
une section est consacrée à l’œuvre des Kim, que des gens de
tous âges étudiaient assidûment dans la salle de lecture. Notre
guide locale avait vécu au Kazakhstan quand elle était petite et
nous avons échangé deux trois politesses en russe. On nous a montré
aussi une salle de musique, probablement la plus grande concentration
de lecteurs de cassettes au monde au 21e siècle. Le jeune Jaime, un
sympathique néerlandais de 18 ans qui voyage avec nous, nous a
improvisé un petit concert sur le piano au fond de la salle, sans
susciter aucun intérêt de la part des jeunes Coréens présents
dans la salle. J'admire sa confiance.
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La salle des radio-cassettes à la grande bibliothèque de Pyongyang |
Après
cela, le bus nous a rapprochés un peu de la grande place centrale,
où nous nous sommes pendant un moment mêlés à la population,
seulement pour rentrer dans une librairie en langues étrangères, où
je n'ai rien acheté. Peut-être que j'ai beaucoup à apprendre des
idées du juche mais j'ai préféré m'abstenir. Pas de
posters non plus, ils ne me plaisaient pas. Nous avons marché un
petit peu dans la rue jusqu'à la place centrale qui était un
terrain d'entraînement idéal pour des jeunes faisant du roller et
jouant au tennis. Nous sommes rentrés dans un café prendre une
boisson chaude mais, là aussi, une coupure de courant empêchait la
serveuse de servir toutes les commandes.
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Vue sur la grand' place de Pyongyang |
Je suis resté prostré sur
ma chaise, frigorifié et barbouillé, en buvant mon thé jusqu'à ce
que nous repartions, direction le musée de la guerre de Corée, une
vision toute subjective des événements qui se sont déroulés entre
1950 et 1953, où l'on apprend, preuves à l'appui, que ce sont les
États-Unis qui ont déclenché la guerre. Cependant, le cadre et la présentation étaient tellement bons qu'on était prêt à croire tout ce qu'on nous disait : en plus des
médailles, photos et plans de bataille de rigueur, on passe dans des
salles reconstituant des tranchées coréennes, des champs de
bataille, jusqu'au clou du spectacle, si on peut dire, un super diorama rotatif devant
une fresque animée. Même en coréen, c'est super cool. Notre
charmante guide avait commencé la visite en nous présentant des
pièces militaires capturées aux Américains et le cuirassé USS
Pueblo, capturé après la guerre de Corée sous prétexte qu'il
violait l'accord de cessez-le-feu de Panmunjom. Les autorités présentent le Pueblo comme un trophée, une grande fierté pour les Coréens du Nord. Si la
propagande et la modification des faits historiques en Corée du Nord
fait peu de doutes, il faudrait aussi se demander quelle est la part
de mystification dans nos livres d'histoire. Et si la guerre de Corée
avait en effet été déclarée par surprise par les États-Unis pour
les raisons officielles qu'on avance en RPDC ? Ce n'est pas impossible que, dans nos pays, on
nous présente les faits d'une manière qui fasse passer le camp
occidental pour les gentils libérateurs. Je dis ça, je dis rien.
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L'USS Pueblo, un bateau impérialiste et espion |
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Monument aux combattants de la guerre de Corée et un hôtel en construction depuis les années 1990 |
Repas
à nouveau. Toujours pas faim. Je me suis forcé à manger un peu de
barbecue de canard avec tout ce qui l'accompagnait. Comme toujours,
beaucoup trop de nourriture. Dans la salle à côté, on nous a
montré un extrait des premiers jours de notre voyage en DVD. Une
équipe de caméramans nous a accompagnés partout et filmait nos
visites à cette fin. C'est une attention très sympathique mais
payer 40 euros pour un DVD que je ne vais pas regarder, non merci.
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Pyongyang, ville des amoureux (de Kim Il-sung), au crépuscule |
Après
une si grosse journée pendant laquelle je me suis senti patraque, je
ne voulais malgré tout pas louper la dernière soirée avec le
groupe, qui se déroulait au Club diplomatique de Pyongyang, un grand
centre où se retrouvent les occidentaux travaillant à Pyongyang.
Enfin peut-être, parce que je n'en ai pas vu. Nous avons établi le
camp à la salle de karaoké, où les mêmes bourrins bourrés
beuglant faux monopolisaient le micro à toutes les chansons, qu'ils
les connaissent ou non. J'ai quand même pu chanter (avec grâce) deux ou trois chansons mais
je suis parti à la fin de « Celebration » car la
première navette de retour à l'hôtel se préparait à partir. Je
n'ai pas pensé à dire adieu à notre accompagnateur Troy ni à tous
ceux qui prenaient l'avion le lendemain et devaient quitter l'hôtel beaucoup
plus tôt que nous autres qui rentrions en Chine en train. Du coup
c'est le premier soir où je vais me coucher aussi tôt, à 22h30, et
pourtant, j'ai l'impression qu'il est 1 heure du matin.