Séoul
Vendredi
15 novembre 2013
Ce
soir, assis dans un resto branché du quartier étudiant dans lequel
nous demeurons à Séoul, alors que les jeunes sortent et s'amusent
autour de nous et que nous tapotons sur nos smartphones en écoutant
de la musique, bien chauffés et bien éclairés, j'ai essayé de
m'imaginer ce qu'était la vie à seulement 50 kilomètres de là. Je
ne parle pas de l'ennui des jeunes dans une quelconque campagne de ce
pays, mais de ce que vivent les gens de l'autre côté de la
frontière intercoréenne. C'est assez perturbant de se dire qu'à
moins d'une heure de voiture de cette ville bouillonnante, riche,
vivante, lumineuse se trouvent des villes et des villages où les
gens ne mangent probablement pas à leur faim et sont plongés dans
l'obscurité dès la nuit tombée et maintenus dans l'ignorance du
monde qui les entoure et de l'opulence qui règne ici. Pas sur une
autre planète, pas sur un autre continent, mais sur cette même
péninsule, à quelques dizaines de kilomètres d'ici. Quand on y
réfléchit deux secondes, le contraste est saisissant.
Là
où je vis, je passe une frontière tous les jours sans que quiconque
s'en préoccupe vraiment. Il n'y a pas de barrières, pas de
gardes permanents, la frontière entre la Suisse et la France est une idée, une
simple limite administrative. Aujourd'hui, je me suis approché d'un
autre type de frontière. Non seulement la frontière entre la Corée
du Sud et la Corée du Nord est clairement délimitée mais elle est
matérialisée de part et d'autre par plusieurs séries de grillages
et de fils barbelés, qui empêchent tout contact physique entre les
deux pays. J'ai pénétré aujourd'hui dans ce qu'on appelle la Zone
démilitarisée (DMZ), une bande de 4 km de large qui traverse d'une
côte à l'autre la Péninsule coréenne. Contrairement à ce que son
nom indique, il s'agit de la zone frontalière la plus militarisée
au monde. Trois points de passages peuvent en théorie servir de lien
entre les deux pays : une voie ferrée, à l'heure actuelle inutilisée,
une route à grand gabarit, où circulent deux fois par jour des
camions et du personnel sud-coréen allant travailler dans la zone
économique spéciale de Kaesong, en Corée du Nord, unique exemple
de coopération économique entre les deux pays, et la Zone commune
de sécurité (JSA), dernier point de tension extrême hérité de la
guerre froide sur la planète. C'est là que nous nous sommes rendus
aujourd'hui. Une expérience hors du commun.
Messages de paix accrochés à un grillage donnant sur la DMZ. |
La
journée a commencé très tôt, car nous avions rendez-vous à 20
minutes à pied de l'auberge à 8h25. Nous sommes arrivés à l'heure
mais alors que nous attendions, mon téléphone a sonné :
c'était l'agence de voyage qui m'annonçait un retard d'un quart
d'heure à cause des bouchons. Soit. Après que le bus est arrivé et
que la guide, un peu stressée, s'est assurée que nous étions en
possession de nos passeports, nous sommes partis vers le nord,
empruntant l'«autoroute de la liberté », jusqu'à Imjingak, premier
point d'arrêt. Il y a un parc d'attractions et des magasins mais les
barbelés sont là pour rappeler qu'au-delà, c'est la DMZ. Un peu
plus loin, nous nous sommes arrêtés pour une heure au 3e tunnel
d'infiltration. Depuis les années 70, les autorités en charge de la
zone démilitarisée côté sud ont découvert quatre tunnels partant
du Nord, destinés à organiser une invasion rapide en direction de
Séoul. Les Nord-Coréens ont nié avoir creusé ces tunnels mais
l'orientation des trous de dynamite ne semble pas laisser de doute.
Faisant preuve d'un culot à toute épreuve, ils ont aussi peint la
galerie en noir en prétendant qu'il s'agissait de mines de charbon.
Nous, les touristes, entrons par un tunnel d'interception qui descend
à 70 mètres sous terre. Rien de bien audacieux pour nous qui avons
gravi le mont Birobong et traversé le monastère de Guin-sa. On
s'enfonce ensuite sur plusieurs dizaines de mètres, à la
queue-leu-leu avec les autres touristes, quasiment jusqu'à la ligne
de démarcation militaire – la frontière – qu'on voit à travers
deux lucarnes pratiquées dans les murs de bétons qui bouchent le
tunnel.
Entrée du tunnel d'infiltration. |
Danger, mines. |
L'arrêt
suivant après le tunnel était l'observatoire de Dora, d'où, par
temps clair, on a une vue imprenable sur toute une partie de la DMZ
où se situent deux villages, un sud-coréen ou vivent quelques
paysans très bien rétribués, et un nord-coréen qui ne serait
qu'un village Potemkine destiné à la propagande. Par temps clair,
donc. On peut s'estimer heureux car il n'a pas plu mais le
brouillard était si épais qu'on ne voyait même pas l'immense
drapeau - le troisième plus grand au monde - qui flotte sur le village de l'autre côté de la frontière.
Petite déception ici mais de toute façon il est interdit de prendre
des photos depuis l'observatoire. L'endroit est quand même
intéressant. Au loin, on aperçoit des cahutes de gardes
et les deux voies de communication (route et rail) qui permettent en
théorie d'aller en Corée du Nord en surface et, à l'observatoire
même, des groupes de militaires du monde entier en visite dans un endroit qui
représente certainement un cas pratique de diplomatie militaire dans
le monde.
Observatoire de Dorasan |
Pour
finir la visite de la matinée, nous avons visité la gare de
Dorasan, immense terminal ressemblant à une aérogare, sans
passagers, sans fret, sans vie. La gare a été construite dans
l'anticipation sinon d'une réunification, au moins d'un
réchauffement des relations entre les deux Corées. Si la liaison
ferroviaire ouvrait un jour, la Corée du Sud pourrait exporter à
moindre coût vers les marchés européens ses marchandises par
convois ferroviaires traversant la Corée du Nord et la Russie. Pour
l'heure, la gare de Dorasan n'est qu'un symbole de l'espoir affiché
d'une réunification.
Intérieur de la gare de Dora |
Pour
une partie de notre groupe, le tour s'arrêtait ici, mais pour nous,
c'était l'heure du déjeuner avant les choses sérieuses, la zone
commune de sécurité (JSA). On nous a installés dans une cafétéria
pour touristes en bord de route où nous avons mangé du barbecue
coréen (bulgogi), puis nous sommes repartis dans un bus spécial
avec places attribuées, annonçant sur sa vitre frontale « touristes
étrangers à bord » (on aurait envie de rajouter « ne
pas viser ») vers la zone démilitarisée, repassé les
contrôles (très rapides, il fallait simplement montrer la page de
photo du passeport au militaire sud-coréen qui montait dans le bus),
puis nous avons pénétré un peu plus à l'intérieur de la DMZ,
jusqu'au camp Bonifas, où nous avons reçu des badges visiteurs de
l'ONU.
Coca-Cola et kimchi |
Là, les restrictions aux photographies sont devenues encore
plus sévères. On nous a fait un topo en anglais coréen qui
faisait très mal aux oreilles sur la situation géopolitique de la
zone, la guerre de Corée et sur l'attitude à adopter à l'intérieur
de la JSA. En gros, ne pas faire de signes en direction des soldats
nord-coréens, écouter les militaires qui nous encadrent et « ne
pas toucher les trucs ». Nous avons transbordé dans une
navette spéciale de l'ONU. Celle-ci a traversé plusieurs dispositifs
anti-invasion – anti-chars, champs de mines, etc. L'ambiance était
beaucoup plus calme à l'intérieur du bus. On sentait que les
participants mesuraient la gravité de la situation et se préparaient
psychologiquement à visiter un lieu hautement symbolique, un
point-clé de la diplomatie internationale. Derrière les vitres, un
paysage assez quelconque défilait lentement. Nous avons vu au loin
le seul village sud-coréen à l'intérieur de la DMZ. Curieusement,
le paysage ne donne pas du tout l'impression d'être dans une zone de
guerre (les deux Corées sont techniquement toujours en guerre car
elles n'ont toujours pas signé de traité de paix depuis la fin des
hostilité en 1953) car même si on voit çà et là des miradors,
des barbelés et des militaires, le paysage est composé
majoritairement de champs et de forêts. Néanmoins il est
strictement interdit de prendre des photos depuis l'intérieur du
bus.
L'intérieur de la cabane de négociations. |
Enfin
nous arrivons dans la JSA, toute petite zone permettant les
rencontres entre les deux camps dans un endroit « neutre », en principe sous l'autorité des Nations Unies.
Nous traversons un grand bâtiment à l'intérieur duquel on nous
range en deux files indiennes et où on nous donne une dernière fois
les instructions. Puis nous nous mettons en ordre de marche. À
travers les vitres, j'aperçois déjà les baraquements construits
sur la frontière et qui accueillent les conférences. Derrière,
c'est la Corée du Nord. M'intéressant depuis longtemps à cette
curiosité géopolitique, j'avais déjà vu des photos des lieux et
en voyant à travers la vitre les baraquements bleus, j'étais tout exalté. Chacun son truc
hein : pour certains, leur trip c'est de voir Justin Bieber en
vrai ; pour moi c'est la frontière intercoréenne. De notre
côté des baraquements se tiennent deux soldats à moitié cachés
derrière lesdits baraquements pour ne pas être trop exposés aux
tirs. Un troisième supervise entre les deux (lui est complètement
exposé) et d'autres surveillent nos faits et gestes. Tous portent des lunettes de soleil teintées de type aviator pour leur donner un air plus intimidant, nous a affirmé le guide. On nous presse
à l'intérieur d'un des baraquements bleus et en quelques pas, en
contournant la table de négociations, nous nous trouvons en Corée
du Nord. Un soldat sud-coréen ultra flippant se tient debout « en
position de taekwondo modifié » à l'une des extrémités de
la table, à cheval sur la frontière. Il est tellement immobile et
dans une position si inhabituelle qu'il a l'air d'un mannequin. Même
chose pour le soldat – également sud-coréen – qui se trouve au
fond de la cabane, à la sortie côté Nord. On a tout juste le temps
de regarder par la fenêtre la dalle de béton qui marque
concrètement la zone de démarcation militaire entre les deux pays,
de faire le tour de la table, de se faire prendre en photo à côté
des soldats « en position de taekwondo modifié », puis
on nous presse de revenir sur l'esplanade et de faire face au camp
communiste. De là, nous sommes autorisés à prendre des photos en
restant debout et en ne visant que vers le Nord. En haut des marches
monumentales du bâtiment nord-coréen, un soldat de Kim Jong-un nous
observe avec des jumelles. On sent la tension. Ici, les deux nations
ennemies sont littéralement face-à-face. La tension est palpable,
aussi parce qu'on nous interdit des tas de choses et qu'on doit
répondre aux ordres de militaires, aussi bien intentionnés qu'ils
soient.
La
visite se termine là. On refait le chemin inverse. Si j'ai bien
compris le programme qui m'est réservé quand je serai en Corée du
Nord, une visite est également prévue à la JSA. Paradoxalement, il
paraît qu'on nous laisse prendre beaucoup plus de photos quand on
vient du Nord. Avant de repartir du camp Bonifas et de quitter la
DMZ, on ne manque pas de nous laisser un peu de temps pour dépenser
nos wons dans un magasins de souvenirs. Comme nous l'a dit notre
guide du matin – je paraphrase – cette situation est « tout
bénef' ». Sur le trajet du retour, presque tout le bus dort.
Moi je veux voir le paysage mais les quatre heures de sommeil ont
raison de moi.
Vers
16 heures, nous arrivons au centre-ville de Séoul. Nous nous
promenons un peu pour voir le quartier – essentiellement d'affreux
gros immeubles d'affaires mais aussi quelques temples – puis
jusqu'à une petite rivière qui est, paraît-il, un lieu prisé des
Séoulots (Séoulites ? Séouliens ?), qui viennent se balader
sur ses rives aménagées, en plein milieu des immeubles modernes. Ce
week-end, ce sont les derniers jours d'un festival des lumières :
sur toute une portion de la rivière, de grands personnages, animaux
et objets en papier éclairés de l'intérieur ont été disposés.
C'est un peu kitsch mais il y a de jolies choses aussi. Les gens sont
vraiment adorables ici : à chaque fois que nous sortions notre
guide de voyage pour nous renseigner sur notre environnement ou
consulter une carte, des gens venaient nous demander en anglais si
nous avions besoin d'aide et il n'est pas rare que les passants nous
sourient ou même essayent d'engager la conversation. Bien sûr en
coréen les possibilités sont limitées mais le geste part d'une
bonne intention.
Nous sommes rentrés nous reposer et même faire une
sieste à l'auberge. J'ai trié mes photos, fait la sieste, puis nous
sommes allés chercher à manger dans le quartier étudiant branché
à côté de chez nous. Nous étions censés rejoindre d'autres
collègues qui sont à Séoul ce week-end aussi mais ils sont allés
voir le match Suisse-Corée. Moi j'étais trop fatigué et il faisait
trop froid pour aller dans un stade. Nous avons trouvé un restaurant
vaguement italien où personne ne comprenait ce que nous commandions
mais nous n'avons pas trop mal mangé. Pas d'autre sortie après
cela, je devais encore raconter à mon ordinateur cette journée dans
ce lieu qui m'a tant fasciné. Il est bientôt 3 heures du matin, ma
gestion des horaires de sommeil se dégrade notablement.
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